ANDRE LEROI-GOURHAN
la civilisation du renne
"Chacun pour son domaine, amasse, dans l’ignorance presque complète de l’activité des autres, les matériaux subsistants de telle culture ou de tel point de l’activité du Globe. Entre le géographe et l’ethnographe, les liens sont assez serrés, mais entre l’ethnographe, le géologue, le zoologue ou le botaniste, il n’existe à peu près aucune espèce de relations.
Lorsque le spécialiste des questions agraires étudie la charrue, l’existence de pierres dans le sol, l’absence de bois de grandes dimensions dans le pays, la nécessité de tracer un sillon étroit pour le riz et la possibilité d’un sillon large pour le blé, la force et les aptitudes relatives du buffle, de l’âne, de la vache, du cheval ou du tracteur automobile lui importent rarement. Et, pourtant, entre le sol et la tempête, il y a les plantes et les animaux qui permettent à l’homme de vivre sur l’un et de résister à l’autre, il y a les qualités mécaniques du fer et du silex qui modèlent l’instrument, il y a les phosphates du sol qui consolident le squelette des occupants, il y a les rats, les moustiques, les chardons.
Tout geste de l’homme est une réaction contre le milieu : c’est la couverture qu’on tire pour se protéger du froid de la nuit, le fleuve qu’on détourne pour se protéger de la sécheresse, l’esprit qu’on invoque pour que les oiseaux viennent dans le piège et pour se protéger ainsi de la faim.
L’ethnographe étudie la couverture, le barrage du fleuve, le piège des oiseaux ; l’historien des religions s’empare de leur contenu spirituel, du dieu des vents, du génie des étangs ou du maître des canards sauvages ; chacun, géologue, zoologue ou botaniste prend à son compte, qui les alluvions, qui la laine ou les plumes, qui l’herbe des pâturages. Ce livre est un essai de coordination dont le caractère encore trop sommaire ne saurait échapper à la critique. On est parti du froid, du fleuve, de l’oiseau pour tenter l’explication des gestes humains. On aurait dû, pour traiter un tel thème, faire largement appel à la philosophie, à la psychologie et conclure ; mais on s’est borné, volontairement, à ne considérer que le côté purement matériel des réactions humaines pour ne pas risquer l’établissement prématuré d’un système."